Devant des images TV d’Abeche, ma petite soeur m’a posé ce week-end la question fatidique : « ça te manque l’Afrique ? »
C’est une question qu’on me pose souvent et je ne peux jamais vraiment répondre…Je n'ai pas envie. C’est un peu trop lourd sûrement. Je ne veux plus y penser, je n’ai gardé aucune photo des deux premières années, pas de souvenir, même pas d’illusion.
Kinshasa – v1Atterrir dans un aéroport ultra crade, être harcelé dès la sortie de l’avion.
Partir direct à 100 kilomètres de là. Rencontrer des militaires avec des kalash recollées au scotch.
Vivre trois semaines au milieu de nulle part, dans une base « forteresse ».
Chopper rapidement une saloperie, perdre 3 kilos, avoir des sueurs froides, être tordu de douleur dans le lit. Mais bosser parce qu’on est pas là pour se plaindre…
Se séparer pour de bon de cette bactérie de caleçon lorsqu’on a découvert son nom : ténia.
Bangui – v1Sortir dans la rue seul pour rallier l’hôtel depuis le bureau. Se faire chopper par des flics éméchés qui pointent leur arme sur toi : « vous n’avez pas votre carnet de vaccination… » Ne pas vouloir lâcher le moindre biffeton. Les suivre dans une case à 1 kilomètre de là. Perdre une heure à parlementer. Etre contraint de leur offrir à boire.
Sortir un soir avec mes deux collègues de bureau, « casés ». Partir à 3 en taxi. Revenir à 5. Leur faire la morale. Avoir l'air tellement niais.
Rester trois semaines dans une ville déserte, pauvre, abandonnée. Rien à faire. Des vieux blancs rongés par l’Afrique. Des scènes très dures chaque jour sur les routes. Le néant.
Douala – vnEffectuer une formation, rencontrer des jeunes français, et leurs conquêtes régulières.
Passer la soirée chez un jeune expat d’une compagnie pétrolière. Il a récupéré l’appart de son prédécesseur, la voiture, le téléphone, les meubles…
...et la petite.
Trouver ça choquant. Etre manifestement le seul dans l'assemblée.
Malabo – v2Partir pour une semaine de mission… le vendredi soir. Premier job en tant que « chef de mission », pression. Escale à Douala pour la nuit. 6h30 du mat à l’aéroport à attendre un éventuel avion pour Malabo. Se rendre compte que les deux seules compagnies à effectuer la liaison sont black listées. Obtenir, en soudoyant une hôtesse d’accueil de l’aéroport, le numéro du chef d’escale d’une des compagnies, qui nous demande de revenir à 15 heures.
Enregistrer en étant littéralement compressé contre les comptoirs. Chaleur étouffante, ça dure des plombes. Rester calme.
Le vol partira à 00h30.
Indifférence générale, la lassitude de l’habitude sans doute.
Arrivés soulagés à Malabo. Personne ne nous attend. Le vol avait plus de 15 heures de retard, normal que le chargé d’accueil soit parti. Les portables de nos contacts sont éteints. On est à la rue sauf que l’Immigration ne veut pas nous laisser entrer sur le territoire. Rester calme. Palabrer.
02h00, prendre un taxi bus, 15 personnes. Demander qu’il nous arrête dans le premier hôtel. Il est horrible, dégeu. Il n’y a que deux chambres disponibles, nous sommes trois. Reprendre le même taxi-bus. 200 mètres plus loin un bouchon. Il n’y a rien pourtant à Malabo… et on est en pleine nuit… Le taxi avance doucement. On découvre un immeuble en feu. Un incendie en pleine ville. Des gamins en haillons, peluche à la main, passent devant nous. Des femmes traversent la route en transportant des matelas sur le dos. D’autres ont l’air d’avoir emporté toute leur vie dans des cartons. « Chofer, da la vuelta por favor… ».
Etre impuissant, pris par la pression de ta boîte, déconnecté. Te rendre compte que tu es venu certifier les comptes d’une société qui fait du blanchiment son cœur de métier.
Retour au premier hôtel. Le réceptionniste me trouve finalement un lit, dans une chambre pour enfant. Un lit pour enfant, des draps Mickey. Je casse une latte. Tout va bien.
Retour à Libreville après une semaine éprouvante. Chopper un palu.
Bangui – v2Partir un mois et te dire que cette fois… c’est ta dernière mission. Trois clients à auditer.
Pas de place dans les hôtels. Etre hébergé par un ami du client, dans la grosse villa de la ville.
Emmener dîner les gars de l’équipe, avoir l’impression de faire le moniteur de colo. Mais leur faire confiance une première fois. Les laisser en boîte à minuit, leur dire qu’il ne faut pas ramener de pute à la maison… on n’est pas à l’hôtel.
Se réveiller le samedi matin pour aller courir. Croiser deux petites en habits de lumière dans le salon, entrain de siroter un café. Les sommer de mettre les voiles.
Passer un mois chez un gros dégueulasse, un porc, qui recevait tous les dimanche ses amis vieux blancs, pour certains mariés, avec une ribambelle de jeunes filles. Etre supposé bosser. Entendre des trucs inqualifiables provenir de la terrasse.
Ne pas vouloir créer de conflit entre le client et le cabinet…
Le fils du porc marié lui aussi, vient d’avoir une petite fille en France. Insiste pour nous emmener en boîte fêter ça. Se rendre compte qu’il y est des manières plutôt originales de fêter l’arrivée d’un enfant. Rentrer en taxi. Gerber. Pleurer. Dormir.
Un dimanche, ballade avec mes collègues dans les rues de Bangui la Coquette, devenue depuis Bangui la cochonne. Prendre des clichés, discrètement. Puis se sentir en confiance, dans une cour d’école et en reprendre une, posée, celle-là. Voir débarquer des militaires en furie, qui nous arrachent l’appareil et nous tirent dans une case. Découvrir que la cour d’école était derrière la prison. Fouillés, passeports confisqués. Voir la tête des cellules. Essayer de rester zen. Se rendre compte que la chemise du lieutenant est trouée, et qu’il n’a pas de stylo pour verbaliser. Se faire soupçonner d’espionnage, car visa d’entrée aux Etats-Unis et passeport presque plein. Hésiter entre rire nerveux, peur et colère. Sortir de là après deux heures de palabres avec les genoux qui claquent. Et le porte feuille vide.
Expliquer à l'un de tes gars qu’il va devoir faire 16 heures de pick-up aller-retour pour aller compter des cannettes de coca... et en fin de semaine prendre l’ULM pour aller faire des inventaires de sac de sucre en brousse . Le pays est frontalier du Tchad et du Soudan et il y a des rebelles au Nord du pays à Birao. « Ne te stresse pas bichon, pour le pick-up, faut un laisser passer pour les barrages, on s’en occupe, vous allez partir à deux voitures. Je l’ai fait l’année dernière. » Ce qui est faut…
« Et pour l’ULM ? » « T’inquiète pas, c’est la société française qui s’occupe de l’épandage au Gabon, c’est du sérieux ». (Tu parles… )
A son retour, le type me dit : « tu sais, c’était impressionnant l’ULM. On suivait les cours d’eau, comme ça, si on s’était écrasé, on aurait pu amérir… ».
«Ok, Fulgence… On est vendredi, il est 14 heures. T’as bien bossé, rentre à la maison te reposer. Merci beaucoup ».
Rentrer à 20 heures à la maison, après une semaine de travail éprouvante. Trouver Fulgence dans un salon enfumé, installé dans le canapé avec les maîtres des lieux : père sanglier et le fils marcassin, des minettes autour d’eux, des bouteilles sur la table… et l’impression qu’ils sont installés en cet endroit depuis la nuit des temps.
Rester stoïque. Faire la morale trente seconde à mon collègue en privé, mais ne pas réussir à lui en vouloir.
Etre réveillé le samedi matin par papa sanglier : « Tu sais, tes types il faut les contrôler. Hier soir tu es allé te coucher, on a fini la soirée ensemble et ils sont montés avec des filles.
Tu vois, j’accepte ce qu’on veut mais faut pas qu’on soit violent avec mes filles, OK ? » : « OK ».
Attendre le réveil du gars en question, lui dire que le pire pour moi... c’est qu’il soit fiancé.
Revenir dans la cour, voir le fils marcassin se battre avec un type, un mécanicien qui n’avait pas réparé le 4x4 comme il le fallait.
Etre heureux de rentrer à Libreville. Mais encore plus vidé que d’habitude.
N’être épanoui que chez soi, dans le silence et le calme.
Etre félicité par le patron du cabinet, qui t’explique que tu feras encore une mission à l’étranger cette année et point… Le croire. Mais lui répondre que ça sera ma dernière tout court.
Kinshasa – v2Etre contraint de traverser le fleuve entre Brazza et Kinshasa en pirogue à moteur car les compagnies locales n’ont pas repris les vols directs pour la capitale de la RDC. La fin du couvre-feu vient d’être annoncée.
Voir des gamins traverser à la nage ou s’accrocher au bac, se rendre compte que tu as 8.000 dollars en cash sur toi et que ça représente peut-être 10 années de salaire aux mecs qui t’attendent en face sur le débarcadère, et encore.
Trouver notre contact sans trop tarder, lui parler 5 secondes, lui confier les passeports, se jeter dans sa voiture.
Traverser la ville, voir sur le sol dans une ruelle des bâches noires, alignées, qui cachent certainement quelque chose. Demander au chauffeur de quoi il s’agit. Le voir baisser la tête. Regarder discrètement mon collègue dans le retro. Ne plus jamais en parler.
Retrouver un français, vieille connaissance de Libreville installée à Kin, heureux de profiter de la fin du couvre-feu. Aller boire un verre dans un bar ultra safe sur le Boulevard du 30 juin. Voir se lever tous les gens en terrasse soudainement comme un seul homme et se ruer vers l’intérieur… Entendre des pétards. 4 ou 5 pick-up viennent de passer sur le Boulevard en tirant des coups de feu. Rien de bien grave, les esprits reviennent, les discussion reprennent.
Penser être en mission pour le compte d’une ONG, être accueilli en -off par le chef de la coopération d’un pays européen, chez lui. Le portail est criblé de balles. Il explique que notre mission est un prétexte : ils savent qu’il y a des détournements chez eux. Il faut qu’on enquête et qu’on trouve les coupables, qu’on leur dise comment et combien (et si c'est un cheval, dans quelle course, tant qu'on y est...).
Appeler Libreville, être habitué à ne pas s’appesantir sur les contingences matérielles… mais dire simplement qu’on n’est pas habilités à jouer aux détectives. Se voir répondre qu’il faut ramener les "fees", qu'ils ont confiance en moi, et que je dois faire ce que le client demande.
Certainement la mission la plus intéressante de mes deux années, mais la plus dure. Intimidations, rencontre avec les anciens dirigeants de l’ONG en garde à vue…
On a réussi.
De retour à Brazzaville, dîner avec mon collègue. Se faire draguer de manière éhontée par une demoiselle physiquement intelligente… fille de diplomate. L’éconduire poliment en lui montrant mon annulaire. Se faire répondre par un majeur bien tendu. Lui dire qu’elle n’a de diplomate que le titre… Quitter le resto, entendre le collègue marmonner : « t’aurais dû la baiser, elle ne demandait que ça… ».
Se dire pour le coup qu’il faut vraiment revenir sur terre, là…
Te rendre compte que tout ce que tu as vécu t’a rendu dur au mal, insensible à beaucoup de choses mais que tout ça t'a été utile.
Etre plus que jamais attaché à ce que tu as construit et vouloir le préserver. Donner tout ce qui te reste pour ta vie privée.
Te planter.
-Puis Black out-
Les deux premières années ça a été un vrai combat pour s’adapter. Des moments difficiles comme ceux que j’ai décrits il y en a d’autres. Dans le travail, dans les choses que tu vois et découvres dans la vie de tous les jours, chez les expatriés ou les gens que tu rencontres dans la rue. J’ai été pas mal désabusé, j’ai perdu beaucoup d’illusions sur l’Afrique. Mais vécu tout ça avec un tel recul...
Ce que j’ai décrit, ça a contribué à me forger une personnalité mais rien de tout cela ne me manque.
Ce qui me manque c’est ce que j’ai vécu dans les deux derniers mois : ces images.
Une re-découverte de l’Afrique, des gens passionnés, sains, des plaisirs simples, une vie spirituelle décomplexée, l’initiation aux médecines douces, du camping, la forêt, l’intérieur du pays, le poisson grillé, Sao Tomé, un boulot épanouissant...
Tout ça ce sont des bons souvenirs... Et là j'ai plein de photos.